Lucien Durosoir
Catalogue commenté. Partitions et auditions


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1920Cinq Aquarelles :
-Bretagne
-Vision
-Ronde
-Berceuse
-Intermède

(violon et piano)
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Bretagne

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Vision

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Ronde

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Berceuse

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Intermède

La composition du cycle des Cinq Aquarelles a été entreprise dès le retour de Lucien Durosoir à la vie civile, après avoir passé au front les cinquante-cinq mois qui s’inscrivent entre le 4 août 1914 et le 5 février 1919. Volonté d’oubli, de reconstruction de soi, d’immersion dans la musique salvatrice : la composition remplacera désormais la carrière de soliste saccagée par la guerre. Cinq délicates peintures, évocations rapides et fugaces des multiples registres de l’expression du violon et possibles clins d’œil au passé (le classicisme de « Ronde » et d’« Intermède » peut être interprété comme un hommage à Jean-Marie Leclair), ou aux maîtres contemporains (Fauré dans la « Berceuse » ?). Seule la première pièce, « Bretagne », avoue s’appuyer sur un texte poétique : un sizain de José Maria de Heredia ; mais c’est une attitude récurrente chez Lucien Durosoir que la recherche d’une inspiration poétique pour sa musique instrumentale.
MP3 - 1.8 Mo
Intermède

MP3 - 3.7 Mo
Berceuse


MP3 - 5 Mo
Ronde

MP3 - 3.2 Mo
Vision

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Bretagne

1920 Berceuse et Ronde
- (violoncelle et piano)
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Berceuse-Cello et piano

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Ronde - cello et piano

La version initiale de ces deux pièces est écrite pour violon et piano. L’ensemble du cycle original forme les Cinq Aquarelles, terminées en 1920, quelques mois à peine après la démobilisation du violoniste. Cette transcription pour violoncelle et piano, effectuée par lui-même, de deux des Aquarelles, n’est pas datée. Le violoncelle est un des instruments favoris de Lucien Durosoir, sans doute pour plusieurs raisons : ses capacités mélodiques le séduisent et il aura tendance, dans les œuvres plus tardives, à imposer des ambitus très vastes, des aigus tendus et virtuoses ( Trilogie1931 : « Improvisation », « Maïade », « Divertissement »). « Berceuse » et « Ronde » ont sans doute été choisies pour leur adaptation aisée au violoncelle. Une autre raison, et non des moindres, est la fréquentation, durant toute la guerre, du jeune violoncelliste Maurice Maréchal, appelé ensuite à la brillante carrière que l’on sait. « Berceuse » trouve, dans la version pour le violoncelle, l’aboutissement de sa poésie profonde en même temps que des couleurs nouvelles pour sa vaste mélodie en boucles enchaînées. « Ronde » impose à l’instrumentiste une légèreté quasi violonistique, doublée d’une implacable précision pour rendre à ses virevoltes la joie et la désinvolture qu’elles réclament.
MP3 - 2.3 Mo
ronde cello piano

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Berceuse cello piano

1920 Poème- (violon, alto,orchestre)
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Poème

Quelques mois après la création du Poème dans la version de chambre, Durosoir met fin à son orchestration (avril 1921). Il choisit, en accord avec l’éthos du Centaure de Maurice de Guérin qui lui sert d’exergue, une grande formation avec pupitres des vents dédoublés. L’écriture des cordes est extrêmement dense, avec parfois un recours à des traits longs, notamment au violoncelle, qui le mettent en concurrence avec les solistes. Notons d’ailleurs que le sentiment d’une compétition, voire d’un combat entre groupes instrumentaux ou entre sections d’une même œuvre sera une constante de la musique de Durosoir. En revanche, l’orchestration, côté vents et percussions, est plutôt légère et pointilliste. Aucune enflure dans l’exploitation de la grande formation, mais un beau chatoiement de timbres et une vraie délicatesse. Les parties de solistes, inchangées, gagnent beaucoup au contact avec l’orchestre : il leur donne un cadre éclatant et riche dans lequel leur lyrisme s’épanouit plus pleinement que dans la version de chambre.
1920 PoèmeRédaction en cours.
1920 Quatuor Fa mineur
- (quatuor à cordes)
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Quatuor en Fa

Terminé en 1920, le Quatuor en Fa mineur comporte déjà beaucoup des éléments stylistiques qui feront l’originalité et la modernité de Lucien Durosoir. Le premier « Allegro moderato » expose, dans une écriture très dense, un matériau thématique dont se souviendront les autres mouvements. Quatre motifs, exposés simultanément aux quatre instruments, le parcourent d’un bout à l’autre, glissant chacun d’un instrument à l’autre, imposant à tour de rôle aux diverses sections la prééminence de leur douceur chromatique ou de leur caractère rythmique volontaire et ombrageux (thème diatonique doublement pointé).
« Le Scherzo », “Très vif et très léger” , adopte la forme traditionnelle ABA. L’extrême raffinement de l’écriture instrumentale, bruissement ténu tout en trémolos, où émergent à peine de brefs motifs liés et bariolés et quelques accords en pizzicati, fait de ce mouvement un vaste frémissement poétique. La partie centrale apporte un énoncé nouveau : une sorte de chant syncopé et inquiet, joué à l’octave des cordes couplées ou du complet quatuor (mention “Mystérieux, pp” ), interrompu par deux fois par l’irruption de brèves sections tentant d’imposer le thème A, avant son retour légitime en conclusion. L’« Adagio » “Lento, molto espressivo” , s’engage sur un ensemble d’éléments chromatiques descendants qui lui confèrent un caractère profondément triste et désolé. On y distingue peu à peu, posé sur les différents motifs ostinato du violoncelle, un thème apparemment nouveau, en réalité le miroir du thème fortement rythmé du premier mouvement, mais à peine identifiable tant il est étiré et apaisé par le procédé d’augmentation. Le mouvement se déroule dans une grande unité d’expression, les combinaisons d’écriture se faisant toujours plus complexes et la texture plus dense et arythmique. Un éphémère “Allegretto non troppo” s’éclaire d’une soudaine tonalité en dièses qui ramène de brefs échos d’un autre motif de l’« Allegro moderato ». Les plaintes du “Lento” reviennent et confirment le caractère profondément dépressif de ce mouvement.
Le final, « Allegro appassionato » est placé sous l’autorité d’un thème très diatonique, qui résonne comme un impératif. Puis il s’allie à un motif de trois croches, motif à double visage : tantôt note répétée, tantôt petite mélodie chantournée. Ce train vif et volontaire vient, au bout d’une centaine de mesures, buter sur un thème aux allures de choral, énoncé à distance d’octave par le premier violon et le violoncelle. Cette mélodie naïve et claire est bientôt relayée par sa propre paraphrase qui accueille en contrepoint le motif de trois croches sous sa forme chantournée. Le retour de la première section semble vouloir fournir une conclusion brillante à ce final. Mais cette impression est bientôt démentie par une stratégie inattendue : rappel du choral, suivi d’une évocation fugace mais violente du thème fortement rythmé du premier mouvement et menant, après un point d’arrêt abrupt, à six mesures d’un tempo “très élargi” , six mesures conclusives d’une humble religiosité.
Pour ce premier quatuor, Durosoir avait voulu connaître l’avis de son mentor André Caplet, avec lequel il avait déchiffré tant de musique, eu tant de discussion passionnées sur la composition et - même - fait des exercices d’écriture, dans les derniers mois de la guerre ! Il lui envoya une copie et la réponse ne se fit pas attendre. Le Prix de Rome écrivit (lettre datée simplement ce vendredi , sans doute un vendredi de février 1922) : Je vais parler avec enthousiasme à tous mes camarades de votre quatuor que je trouve mille et mille fois plus intéressant que tous les produits dont nous accable le groupe tapageur des nouveaux venus .
MP3 - 6.3 Mo
Quatuor n°1 mt II

1921 Caprice
- (violoncelle et harpe)
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Caprice

« À Maurice Maréchal, en souvenir de Génicourt (hiver 1916-1917) » : la dédicace rappelle cet hiver de guerre particulièrement rigoureux dont le souvenir plane encore, cinq ans plus tard, sur la vie quotidienne du compositeur. Pourtant, cette période ne fut pas totalement mauvaise pour les deux artistes et leurs compagnons. Le 129e régiment d’infanterie, auquel ils sont rattachés, restera de longs mois dans cette région de Verdun, théâtre des plus tragiques épisodes de la guerre. Cependant, depuis l’automne, la hiérarchie protège un petit groupe de musiciens, regroupés pour préparer et donner des concerts de musique de chambre. Il y a là les violonistes Lucien Durosoir et Henri Lemoine, le compositeur André Caplet qui a accepté le rôle d’altiste, le violoncelliste Maurice Maréchal et le pianiste Henri Magne. Ils participent aux représentations du théâtre aux armées qu’ils inaugurent à Génicourt. Au repos, il leur est donné toutes facilités pour travailler (quoique souvent dans le froid de hangars ouverts à tous les vents…), tandis qu’instruments et partitions les suivent, dans les voitures de service, lorsque le régiment se déplace.
Maurice Maréchal, né en 1892, est un des plus jeunes du groupe : il a obtenu son prix au Conservatoire de Paris en 1911 et s’avère un artiste prometteur ; cependant, il fait souvent figure d’enfant gâté et il lui arrive d’exaspérer ses aînés (Caplet et Durosoir). Malgré tout, tant de mois passés ensemble à faire de la musique dans le contexte rude et dangereux de la guerre scellent les amitiés et il n’est pas étonnant que Durosoir ait voulu offrir à son jeune ami une œuvre à mettre à son répertoire. Le Caprice fut, en effet, créé par Maréchal, avec la harpiste Micheline Kahn, le 22 octobre 1930, au cours d’une audition privée à l’hôtel Majestic.
Le violoncelle énonce d’abord seul le grand thème lyrique autour duquel l’œuvre s’organise et qui reviendra par six fois, dans différents registres et tonalités. Dès son entrée la harpe donne, en contrepoint à cette mélodie, le second thème “sarcastique et léger” qui se dilue rapidement dans de vastes gammes par mouvements parallèles et contraires. Une brève section centrale “Allegro vivo” vient proposer un autre mode de fusion des deux discours instrumentaux, puis on revient aux thèmes et à l’ambiance initiale. Cette pièce, bien que fortement construite autour d’un matériau clairement identifiable, ne subit aucune des contraintes de la forme fixe et laisse se développer de larges espaces d’imagination. Tantôt lyrique, tantôt primesautière, elle s’avère toujours hautement exigeante en technique instrumentale, entraînant souvent le violoncelle dans des registres extrêmes, créateurs de tension et d’instabilité. Les deux instruments semblent se disputer le droit d’exprimer les multiples fluctuations de ce capricieux discours, reflet d’une pensée musicale toujours en quête de nouveaux itinéraires.
MP3 - 7.6 Mo
Caprice

1921 Jouvence
- (nonette)
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Jouvence

I - Prélude, Allegro giocoso. II – Aria. III – Introduction, Marche funèbre et Final.
On ne s’étonnera pas de voir le violoniste consacrer ses premières œuvres à son instrument ; néanmoins, dans Jouvence, le violon est dit “principal” et non soliste : la nuance vaut d’être signalée, car l’écriture atteste ce choix. L’octuor (quintette à cordes, flûte, cor et harpe) témoigne du désir de mêler librement des timbres divers à la recherche de sonorités originales, désir que partage toute une génération (Debussy, Caplet, Roussel et d’autres). Souvent concurrencé par le premier violon du quintette de cordes, le violon principal, malgré la virtuosité qui lui est demandée, n’impose jamais son chant avec la suprématie du soliste. L’écriture de l’octuor est dense, serrée, et la conjonction du cor et de la flûte participe grandement à la poésie sonore.
Lucien Durosoir a toujours été un grand lecteur de poésie ; plus que les Romantiques, il aime les Parnassiens. Il lit aussi et relit ses poètes favoris, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud dont il possède les premières éditions. C’est souvent à leurs œuvres - que sa mère lui envoyait au front - qu’il demanda la consolation dans les longues heures d’immobilité, d’attente, de solitude morale et de souffrance physique des premiers mois de tranchées. Le premier abord de Jouvence se fait par la poésie de Jose-Maria de Heredia (1842-1905) qui lui sert d’exergue : il s’agit de l’un des 118 sonnets (le deuxième des « Conquérants ») qui composent le recueil Les Trophées (1893).

Juan Ponce de Leon par le Diable tenté,
Déjà très vieux et plein des antiques études,
Voyant l’âge blanchir ses cheveux courts et rudes,
Prit la mer pour chercher la Source de Santé.

Sur sa belle Armada, d’un vain songe hanté,
Trois ans il explora les glauques solitudes,
Lors qu’enfin, déchirant le brouillard des Bermudes,
La Floride apparut sous un ciel enchanté.

Et le Conquistador, bénissant sa folie,
Vint planter son penon d’une main affaiblie
Dans la terre éclatante où s’ouvrait son tombeau.

Vieillard, tu fus heureux, et ta fortune est telle
Que la Mort, malgré toi, fit ton rêve plus beau ;
La Gloire t’a donné la jeunesse immortelle.


Le compositeur partage avec beaucoup de musiciens du temps ces valeurs du Parnasse, notamment Chausson, Massenet, Duparc, Debussy, Fauré, Hahn, Koechlin, Roussel qui écrivent sur des poèmes de Leconte de Lisle. Mise en exergue d’une œuvre musicale, la poésie joue un rôle qu’il n’est pas aisé d’identifier, mais qui ne saurait être anodin. Simple évocation symbolique, guide de l’inspiration, véritable programme descriptif ? Qu’est-ce qui a pu motiver ce choix, qu’est-ce qui, en ce sonnet, a pu faire sens ? La réponse donnée par la musique ne suffit pas à nous éclairer. Il est important de préciser que, immédiatement après la guerre, Lucien Durosoir s’impose un isolement complet et s’éloigne délibérément de la société parisienne avec laquelle il ne se sent plus aucun point commun. Jouvence, composé à Vincennes, date de cette période de calme revenu durant lesquels la lecture reprend ses droits et la poésie sa place légitime dans la vie quotidienne.
La lecture de la partition semble confirmer que ce sonnet en constitue le programme, fournissant les temps de la narration, les lieux de l’imaginaire, le ton héroïque. Le violon principal c’est indéniablement le conquistador lui-même, symbolisé par l’écriture soliste peuplée d’effets de virtuosité dans le registre suraigu de l’instrument. L’octuor se situe tantôt avec, tantôt contre le soliste ; il pourrait bien – si l’on accepte la métaphore - suggérer l’aspect aventureux de l’entreprise héroïque, ses contrastes de victoires et de défaites, d’espoir conquérant et de repli amer. La grandeur épique s’exprime dans les gestes orchestraux traditionnels que sont une harmonie stable et peu recherchée, une grande quantité d’effets aux basses, à la harpe (vastes glissandi sur trois octaves), des motifs thématiques simples et emphatiques (façon marche héroïque). L’atmosphère de lumière solaire qui nimbe tout le sonnet rejaillit sur la musique dont elle inspire plusieurs séquences (« Aria », “Allegretto, dans un sentiment élégiaque” ). Au cours des trois mouvements, inégaux et intérieurement contrastés, la musique progresse par moments narratifs, phases contemplatives et éclats de lumière, retenant de la poésie cette confrontation du geste héroïque et de la solitude du héros, de l’aspiration vitale et du destin mortel.
Adhésion totale, donc, à l’esprit du sonnet de Heredia ? Certainement pas… Lorsqu’il relit Les Trophées de Heredia en 1921, Durosoir a changé ; il n’est plus seulement l’amateur de poésie, de belle langue et de perfection formelle attiré par le Parnasse. Il a vécu, observé, partagé l’héroïsme, l’engagement total malgré la peur, au péril de sa vie et sans illusion sur son prix qui caractérise l’état de guerre, surtout pour les fantassins, la caste la plus humble des soldats. L’idéalisation du héros opérée par le poète ne le touche plus ; la poursuite de la Fontaine de Jouvence, la découverte de la Floride, le laissent indifférent. On ose imaginer le sourire désabusé qu’il porte désormais sur l’héroïsme de ces conquérants de vastes espaces, saccageurs des civilisations indigènes, les Palos de Moguer, Hernando de Soto et Juan Ponce de Leon qui voisinent dans les sonnets des « Conquérants ».
D’où vient que, écoutant Jouvence, l’auditeur ne croit pas à l’héroïsme ? Quelque chose d’ironique, voire de grinçant l’interpelle, lui suggérant que le compositeur a superposé sa propre vision à celle du poète : Juan Ponce de Leon, héros fantoche, jouet des vanités humaines ? Le malaise n’apparaît vraiment que dans le troisième mouvement, dont la « Marche funèbre » et le « Final maestoso grandioso » sont saisissants d’ironie. Une simple analyse révèle la facture de cette marche funèbre dérisoire : au-dessus d’un harmonie tonale dans un style quelque peu pompier, le violon solo énonce un vaste chant en doubles cordes constamment dissonantes, la dissonance de base étant la 7e majeure (mesures 31-64). L’effet produit est juste ce qu’il faut déplaisant : sourire sarcastique, mais sourire tout de même et l’intention est plus que malicieuse : persifleuse.
Pourquoi donc, un beau jour, le compositeur a-t-il ajouté à la main, en haut de la page de titre de son manuscrit, deux vers de Sagesse de Verlaine ?
La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour
.

C’est bien le message subliminal, indéniable clé de lecture et contre programme de l’œuvre qui autorise notre écoute : Jouvence, ou l’imposture héroïque.
MP3 - 8.7 Mo
Jouvence

1921 Fantaisie
- (violon et piano)
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Version pour piano et violon du poème symphonique Jouvence.
1921 Sonate en La mineur
- (violon et piano)
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Sonate - Le lis - mt I

PDF - 71.7 ko
Sonate - Le lis - mt II

Sonate en La mineur dite « Le Lis » pour piano et violon (on notera l’ordre très beethovénien d’énoncé des deux instruments). Elle date de 1921, période extrêmement prolifique pour Lucien Durosoir, récemment revenu de la guerre. Le premier mouvement porte en exergue deux vers de Leconte de Lisle, dont Durosoir partage l’état d’esprit désabusé :

Et j’ai suivi longtemps, sans l’atteindre jamais,
La jeune Illusion qu’en mes beaux jours j’aimais

(Extrait de « Bhagavat », Poèmes antiques)

Malgré son pessimisme apparent, cet exergue s’ouvre sur un premier mouvement plein d’invention, d’énergie intérieure, de puissance imaginative. Toute l’exaltation de la jeunesse s’exprime dans des épisodes contrastés, libres et brillants, tandis que l’introduction et la conclusion créent un cadre profondément désenchanté. Le second mouvement est pourvu d’un titre : « Le Lis » ; il est dédié “à la mémoire de Jean-Marie Leclair” auquel le violoniste vouait une grande admiration. Il ne crée pas de rupture avec le précédent, et l’on observera souvent ce fait dans l’œuvre de Durosoir qui tend à privilégier l’unité d’un tout plutôt que de sacrifier à l’usage de la variété des tempi et des styles d’écriture.
Cette sonate, plus soucieuse d’expression personnelle que de forme, contient déjà les grandes lignes d’inspiration auxquelles le musicien restera fidèle durant les trente années de sa carrière de compositeur : la violence de la guerre, définitivement inscrite dans le mental de l’homme, tente obstinément sa percée ; mais la force vitale lui impose bientôt le respect et finit par la domestiquer. L’œuvre nous immerge d’emblée dans le style le plus mature du compositeur : harmonie tourmentée, accords altérés superposés, abolition du sentiment tonal par l’abondance des notes étrangères, rythmes complexes et changeants, vertige de la difficulté, vastes mouvements parallèles au piano créant des atmosphères de tutti d’orchestre, dialogue véhément entre les parties, thèmes inquiets voire angoissés débouchant sur une séquence d’une allégresse irrépressible : c’est comme si la vie et la mort se livraient, par la voix des instruments, un combat sans merci. Mais toujours l’espoir y resurgit, fût-il fugace et presque insaisissable.
MP3 - 6 Mo
sonate Le Lis

1921-1922 Quatuor en Ré mineur
- (quatuor à cordes)
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Quatuor N°2 Mvt I

Le Quatuor en Ré mineur est daté de 1922. Il est formé de trois mouvements, « Andante espressivo-Allegro agitato », « Berceuse », « Énergique ». Le premier mouvement est construit en épisodes contrastés où la tendresse le dispute à la révolte. C’est à l’alto qu’il revient d’imposer “l’atmosphère de rêve” réclamée au début et réalisée par un thème chromatique descendant, très expressif. Plusieurs motifs passionnés le contrepointent et leur secret enchevêtrement conduit à un « Allegro agitato » presque brutal : accords de quatre sons sforzando scandant les quintolets rageurs du premier violon, triolets de croches obstinés tenant la bride à des motifs diatoniques en mouvements contraires, en lutte avec des incises chromatiques et syncopées, gammes et arpèges parcourant un vaste espace sonore. Un apaisement soudain voit émerger une mélodie de quinte augmentée par tons ascendants, qui redescend puis revient sur elle-même plusieurs fois, enchantant l’oreille. La seconde moitié du mouvement réutilise diversement le même matériau.
Intitulé « Berceuse », le second mouvement commence par un “Andante” en Sol bémol majeur dont l’atmosphère sombre s’affirme progressivement ; les duolets de croches se superposent aux croches régulières du 6/8 et créent un paysage rythmique flou, propre à l’expression d’un “sentiment de morne désespérance” (mesure 9 et suiv.). Une brève séquence de 9 mesures, enharmonie en Fa # majeur, apporte une lumière faible et fugace avant le retour du tempo primo. Vers le point central du mouvement, apparaît un “Cantique” en La mineur, énoncé à l’unisson des trois cordes supérieures “ avec ferveur et enthousiasme” sur une basse de chaconne (gamme descendante) énoncée au violoncelle ; le cantique s’enchaîne à un bref “Allegro deciso”, bijou d’élaboration par superposition de motifs obstinés : l’alto répète à satiété trois notes (tête d’un thème à venir dans le 3ème mouvement), tandis que le violoncelle joue sur la transformation rythmique de l’ostinato du cantique ; le second violon énonce, pianissimo, une succession de onze hexacordes descendants, organisés en marche ascendante régulière (les premières notes de chaque incise réalisant la gamme de La mineur sur une onzième) ; le premier violon complète l’édifice par un ostinato plaintif de quatre notes, sur bourdon de La. La redite du cantique est suivie d’un “Allegro giocoso” de 17 mesures, caractérisé par un émiettement de l’écriture, autour d’une mélodie partagée aux violons. Cette séquence contrastée débouche sur la conclusion du mouvement dont l’atmosphère onirique est créée par l’évocation du premier mouvement : mélopée initiale de l’alto entourée de sons tenus des autres instruments, dans leur registre suraigu. Puis le thème de cantique réapparaît, dans le lointain des harmoniques syncopées de l’alto accompagné des pizzicati des autres instruments. L’oreille perçoit à peine le canon à la noire à intervalle de septième redoublée, rappel du thème de la chaconne et discret cheminement dissonant sur 47 noires, entre le premier violon et le violoncelle : une autre manière de nier la stabilité du réel dans une atmosphère lunaire.
Le dernier mouvement, en Ré mineur, est placé sous le signe d’une énergie partagée entre violence (A) et légèreté (B). Du frémissement initial des cordes sort, au premier violon, un thème pointé et passionné, accompagné d’un très bref motif de 3 doubles croches descendantes, sorte de galop fantastique. Celui-ci est à peine adouci par une séquence aimable, “Très vif et léger”, d’une trentaine de mesures où les instruments semblent chanter librement. Le retour au tempo primo conclut cette section A. La section B se caractérise par une grande fluidité de mouvement, dominée par le triolet (cellule initiale autant que motif de divers accompagnements). Deux gracieuses mélodies diatoniques, énoncées simultanément aux deux violons, puis redites complaisamment comme des ritournelles, lui confèrent, pendant 63 mesures, un aspect insouciant, presque joyeux. La dernière partie se veut syncrétique autant que fédératrice : la cellule rythmique du puissant thème initial revient, transfigurée en un “Andante molto espressivo”, menant après elle l’aimable “Très vif et léger”, lui-même interrompu par une irruption violente de l’« Allegro agitato » du premier mouvement. La coda, de caractère “Impétueux et passionné” s’échafaude sur un ostinato du violoncelle issu de la première cantilène de l’alto (1er mouvement) transfigurée par le tempo étourdissant. Ce thème permet la réconciliation, pendant les dix dernières mesures à 7/4, de motifs auparavant étrangers les uns aux autres, venus de divers mouvements du quatuor, confirmation éclatante du rôle unificateur de la pensée contrapuntique.
MP3 - 8.5 Mo
Quatuor n°2 mt 1

1923 Légende
- (piano)
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Légende

C’est la première œuvre que Lucien Durosoir écrit pour le piano seul (trois ans après, il terminera Aube, Sonate d’été, très importante sonate pour cet instrument). Une centaine de mesures au total égrène une narration où se mêlent mouvement et rêverie. Le cadre légendaire, l’atmosphère lointaine et mystérieuse sont créés d’emblée par la tonalité principale, La bémol majeur, conjuguée à une lente ascension mélodique à la main gauche. La voix d’un conteur évoquant un passé enseveli dans une lointaine mémoire, semble s’élever à la main droite. L’épisode “Assez mouvementé” en La majeur offre, au milieu de l’œuvre, une brève trouée de lumière et d’action ; le rythme, si doucement balancé jusque là, prend l’autorité nécessaire au récit des hauts faits….Le temps d’un rêve et revient La bémol majeur, “Lent et expressif”. L’épopée s’efface, ne laissant que son souvenir…
MP3 - 3 Mo
Légende

1923 Déjanira
- orchestre symphonique)
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Dejanira

Déjanira, étude symphonique sur un fragment des Trachiniennes de Sophocle, 1923.
« Si tu recueilles le sang figé autour de cet endroit de la blessure où le venin de l’Hydre de Lernaia a noirci la flèche, tu posséderas un charme puissant sur l’âme de Hèraklès et il n’aimera jamais aucune autre femme plus que toi. » Lecteur assidu des tragiques grecs, Durosoir s’y est souvent référé dans sa vie et durant la guerre, quand il en relisait les traductions par Leconte de Lisle. Quelle est, pour lui, la signification profonde de ce fragment ? Le mystère qui entoure l’héritage sacré légué à Déjanire par Nessos agonisant de la flèche tirée par Héraklès, la soumission des quatre héros à un destin aveugle, l’interminable marche de Nessos vers l’issue fatale, tout cela tisse l’invention thématique, agogique et orchestrale. Est-il apostrophé par l’image du destin aveugle qui poursuit son œuvre quoi qu’il en soit, à l’insu des individus ? C’est Déjanire qu’il choisit, parmi les quatre héros hautement tragiques de cette pièce ; Déjanire, dont le nom signifie « celle qui tue son époux », l’image même de la prédestination. Dépossédé de son destin, est-ce ainsi que Durosoir se voit au retour de cette guerre qui lui a tout pris, sauf la vie ? Tout au long de ces trois cent quatre vingt deux mesures, le compositeur explore l’orchestre symphonique, il creuse la complémentarité des groupes de timbres autant que leur opposition, dans une écriture où alternent les épisodes denses et des moments très aérés, gracieux et allègres. Il accorde aux vents une place majeure, jouant tour à tour de l’éclat et du mystère de leurs timbres conjugués au tissu sonore de l’orchestre La figure du grand dramaturge grec a guidé la main du compositeur et il règne sur la partition de Déjanira la puissance d’un récit légendaire.
1924 Le Balcon
- (basse solo, trois voix de femmes, quintette à cordes)
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Balcon

Lucien Durosoir a recueilli « Le Balcon » dans l’édition des Fleurs du Mal préfacée par son dédicataire, Théophile Gautier (1868, où elle porte le numéro XXXVII, p. 137-138).

Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses
O toi, tous mes plaisirs ! O, toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses,

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voiles de vapeurs roses.
Que ton sein m’était doux ! Que ton cœur m’était bon !
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l’espace est profond ! Que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, O douceur ! O poison !
Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,

Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux ?
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes ?
O serments ! O parfums ! O baisers infinis !


« C’était une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée, et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial. » C’est en ces termes (Souvenirs, 1882) que Théodore de Banville évoque la belle Jeanne Duval dans laquelle il voit la muse de ce poème et de bien d’autres : maîtresse de Baudelaire, Jeanne Duval incarne la femme sensuelle et tentatrice, capable d’inspirer au poète une violente passion charnelle ; possible idéal de « Vénus noire » avec laquelle il eut une longue et tempétueuse liaison, elle pourrait bien être la « maîtresse des maîtresses ». Cependant, Gautier est plus prudent, qui estime que « Diverses figures de femme paraissent au fond des poésies de Baudelaire […] sans qu’on puisse leur attribuer un nom. Ce sont plutôt des types que des personnes. Elles représentent l’éternel féminin et l’amour que le poète exprime pour elles est l’amour et non pas un amour […] » (Préface, p.35).
Enserrée entre deux vers identiques, chaque strophe de ce poème est à la fois le lieu clos d’une émotion particulière faite d’images, de sensations tactiles ou d’odeurs, et la composante d’un vaste tableau, horizon poétique fait d’ampleur des vers, de puissance évocatrice ou picturale des mots, de force des exclamations réitérées, un horizon où ne se distinguent plus l’infini de l’espace et l’illimité du temps. Lucien Durosoir a peu écrit pour la voix : Le Balcon, poème symphonique pour cordes vocales et instrumentales (1924), est donc un témoin rare de son amour de la poésie et notamment la poésie de Baudelaire. Il a composé cette œuvre à Bormes (Bormes-les- Mimosas) et elle fut terminée en février 1924. Dans la mise en musique de cette poésie, Durosoir avait eu un prédécesseur : Debussy, dans le cycle Cinq poèmes de Baudelaire, n° 1, 1890 (on connaît également une mélodie sur ce poème de Matthijs Vermeulen, 1944).
Dans l’œuvre vocale, le temps de l’énoncé musical se substitue à celui de l’énoncé poétique ; parfois même il le déconstruit, surtout quand il y a abondance du matériau instrumental et vocal. C’est le cas de cette œuvre dans laquelle interviennent un quintette à cordes et trois voix féminines (voix solistes ou en petit ensemble) dialoguant avec la voix soliste (baryton).
Les cinq cordes (deux violons, alto, violoncelle et contrebasse) jouent sans discontinuer, seules, avec le groupe vocal, ou en accompagnement du soliste. Elles constituent la base de l’œuvre, tant structurelle que sémantique : elles énoncent le prélude et le postlude ; leurs changements thématiques annoncent à la fois la strophe à venir et préparent le nouvel éthos, anticipant les exclamations poético-vocales, les zones de lumière ou d’ombre, les épisodes de tendresse ou de fièvre charnelle. Le groupe vocal procède par séquences brèves, généralement vocalisées sur la voyelle A (remplacée seulement en deux occurrences par I et O). Associées au prélude et au postlude, elles commentent aussi la poésie, tantôt entre deux fragments de vers, plus souvent à l’issue de la strophe. Elles poursuivent alors l’énoncé poétique tout en ouvrant la voie à une séquence nouvelle. La poésie chantée est ainsi sertie dans une riche texture sonore qui la soutient, l’annonce et la commente, la colore et l’exalte successivement dans sa langueur, sa ferveur ou sa violence. Le quintette à cordes y joue un rôle moteur et expressif, avec ses idées musicales fortement caractérisées et ses intentions picturales. Par opposition, le groupe vocal, moins expansif, apporte la dimension poétique propre aux voix féminines, à ses timbres purs et ses registres aigus ou très aigus.
Le texte poétique impose naturellement à la mélodie soliste les inflexions vocales de la diction déclamée, lui dictant son emphase, sa douceur, sa fièvre ou sa violence. On repère même des figures mimétiques, des courbes vocales illustrant, à la manière des anciens madrigalismes, des mots comme « soleils », « puissant », « profondes ». Le rythme musical demeure totalement libre, en revanche, s’étirant à loisir ou se précipitant, se calquant sur le geste, qu’il soit regard, caresse, fièvre sensuelle ou abandon total au souvenir. Le souvenir, en abîme dans tout ce texte, trouve en la musique son expression sublimée dans le dernier épisode : deux fois environ plus étendue que les autres, la sixième strophe étire son énoncé sur soixante quatre mesures : la démesure du temps pèse sur cette séquence au tissu musical très complexe ; la mélodie vocale voudrait exprimer l’espoir d’apaisement promis par la dernière strophe, mais les voix et les instruments lui renvoient l’écho des brûlures charnelles et des passions dévorantes par le rappel d’incises thématiques venues des strophes antérieures. Le souvenir plane enfin, matérialisé par le tissage subtil des dernières paroles, des dernières musiques, avec les premières mesures de l’œuvre, dans un concentré de couleurs vocales et instrumentales qui proclame l’unité profonde de la pièce et la communion du musicien avec le poète.
Le Balcon
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1924 Le Balcon
- (basse solo, trois voix de femmes et piano)
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Balcon voix et piano

Version piano et voix de Le Balcon poème symphonique pour cordes vocales et instrumentales.
1924-1925 Quintette en fa majeur
- (quatuor à cordes et piano)
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Quintette Mvt 1

La période de composition du Quintette en Fa majeur s’étend de mai 1924 à janvier 1925. Depuis qu’il a définitivement renoncé à renouer avec sa carrière de violoniste, Lucien Durosoir est à la recherche d’un havre dans lequel il pourra s’installer pour écrire, loin de Paris et de ses intrigues. Il entreprend un périple à travers la France, accompagné de la chère mère infirme, périple qui le mènera dans diverses provinces dont le climat est supposé favorable à la santé maternelle. C’est ainsi qu’il demeure plusieurs mois à Bormes les Mimosas, dans le Var, vraisemblablement durant toute l’année 1924. C’est de Bormes que sont datés et signés les premier et deuxième mouvements (respectivement le 11 mai et le 29 août). Mais les vents fréquents et vifs dissuadent l’artiste et sa mère d’élire domicile dans cette belle région et on les retrouve, pour la conclusion du Quintette, à Nyons dans la Drôme, où le dernier mouvement est daté du 5 janvier 1925. Le quintette succède, dans la production, aux deux premiers quatuors à cordes, achevés en 1920 et 1922 et à plusieurs de grandes dimensions symphoniques. Arrivé tard à la composition, partiellement autodidacte mais convaincu de longue date d’avoir à écrire, il maîtrise désormais parfaitement l’art des grandes formes en même temps que les subtilités de l’écriture en formation de chambre. Cette œuvre affirme les caractères de fougue, de passion, de violence contenue qui caractérisent la manière du compositeur dès le début, en même temps que cet esprit élégiaque, tendre et intimiste qu’il affectionne particulièrement. L’abondance du matériau musical et de ses remaniements multiples signale une imagination bouillonnante, un esprit toujours insatisfait, des propositions toujours remises en cause.
Le premier mouvement (230 mesures) se caractérise par le changement constant (toutes les 3 ou 4 mesures) de matériau musical, d’éthos et de tempo. En 132 mesures, la première partie du mouvement intègre dix-huit changements de tempo et de caractère ( “Nerveux et très rythmé”, “Vif, léger et fluide”“Assez lent avec un sentiment nostalgique”, “Très vif, haletant et passionné”, “Très vif, léger”). Cette mouvance perpétuelle rend difficile l’identification de la structure ; néanmoins, le mouvement s’organise, en gros, en trois parties A – B – A’. La première est construite sur trois idées dominantes et contrastées : le thème autoritaire (“nerveux et très rythmé”) et son accompagnement par contrepoint de deux mélodies chromatiques et syncopées et une phrase enchaînant des triolets très fluides ; la disparition du thème proprement dit, tandis que perdurent les deux autres éléments annonce la partie centrale, très apaisée (133-179), entièrement fondée sur l’esthétique de la fluidité et de la grâce. Le matériau musical est totalement renouvelé, même si on reconnaît, ici et là, des bribes d’idées venues du premier temps. Les triolets de croches superposés aux groupes de 4 doubles croches campent une atmosphère onirique soulignée par les nuances pp et ppp. Le retour du thème initial s’effectue à la mesure 180, en tête d’une section deux fois plus brève que l’initiale, donc moins abondamment contrastée, mais remployant les mêmes matériaux.
Au centre de l’œuvre, le « Nocturne », d’une écriture instrumentale très personnelle, introduit un espace d’accalmie rêveuse, d’emblée campée par le piano. L’unisson des cordes en pizzicati, sur une quarte augmentée ascendante plusieurs fois réitérée, apporte une légère touche d’humour ; cette séquence reviendra trois fois, structurant le mouvement. La séquence amorcée à la mesure 18 nous réserve une surprise : sur le bruissement des trémolos sul ponticello des trois autres instruments, le violoncelle énonce par deux fois un thème de six notes qui évoque – plus exactement anticipe - celui dont Ravel fera la substance du « Blues », 2ème mouvement de la Sonate pour violon et piano de 1927. Comment un même thème peut-il être présent chez ces deux musiciens qui ne se connaissaient pas ? Si Durosoir reste discret sur l’identité « jazzy » que Ravel affirmera avec humour, ce petit air nous rappelle que l’un et l’autre étaient au front, en 1917 et 1918, lorsque s’y répandit la première vague européenne des musiques importées par les soldats américains : mémoire commune, sensibilité différente, œuvres mutuellement ignorées, hasards de l’histoire, émouvant rapprochement.
L’irruption du troisième mouvement « Impérieux » (268 mesures) se fait sur les débris du « Nocturne » dont les idées s’émiettent et se dispersent comme des feux follets. “Avec largeur et puissance, mais sans emphase” c’est ainsi que doit être joué le vaste unisson des cordes qui, en 14 mesures paires et impaires, s’appuie tour à tour sur une 5te augmentée, une 4te augmentée et une 7e majeure. Ce thème à l’identité forte reviendra plusieurs fois, en lutte avec d’autres éléments qui imposent tour à tour leur violence, leur tourment, leur rêverie, selon ce principe du contraste de style et de matériau qui caractérise la manière de Durosoir. Jusqu’au thème initial du premier mouvement qui réapparaît, presque à l’identique, alors que la victoire du grand unisson semblait consommée. Celui-ci devra, pour finir, s’effacer non devant ses contestataires déclarés, mais devant quatre mesures d’une coda venues on ne sait d’où apporter une lumière inattendue, une ouverture sur l’infini.
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Quintette mt III

1925 Idylle
- (quatuor d’instruments à vent : flûte, clarinette, cor, basson)
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Idylle

Là reposait l’Amour, et sur sa joue en fleur
D’une pomme brillante éclatait la couleur.
Je vis, dès que j’entrai sous cet épais bocage,
Son arc et son carquois suspendus au feuillage.
Sur des monceaux de rose au calice embaumé
Il dormait. Un souris sur sa bouche formé
L’entr’ouvait mollement,et de jeunes abeilles
Venait cueillir le miel de ses lèvres vermeilles.

TRADUCTION DE PLATON André Chénier

Traduction, imitation, paraphrase, l’histoire de la poésie depuis l’antiquité est celle d’une constante récriture. André Chénier a-t-il réellement traduit un texte de Platon ? D’où venait celui-ci ? N’était-il pas déjà récriture inspirée d’Anacréon ? Les poètes de la Renaissance n’ont-ils pas été des vecteurs entre Chénier et les poètes grecs ? Musique inspirée par l’épigramme de Chénier, Idylle ne s’inscrit-elle pas naturellement dans cette tradition poétique si ancienne pour l’ouvrir au monde sonore si particulier du quatuor d’instruments à vents ? Daté de 1925, ce quatuor réunit la flûte, la clarinette, le cor et le basson. L’unique mouvement de 323 mesures adopte la continuité d’énoncé suggérée par la lecture d’un tableau que le regard embrasse dans son ensemble tout en s’y promenant à la recherche d’épisodes narratifs. Le poème de Chénier, lui-même structuré en trois phrases seulement, adopte l’immobilité propre à la peinture d’une scène de sommeil (“Là reposait l’Amour”, “Il dormait”). Cependant, le sommeil de l’Amour se situe dans une nature foisonnante de vie, de mouvements cachés ou soudainement émergents, de couleurs explosives, de bruits infinitésimaux (“D’une pomme brillante éclatait la couleur”, “de jeunes abeilles Venaient cueillir le miel”. C’est sans doute cette opposition poétique de la mouvance et de l’immobilité qui a séduit Lucien Durosoir et lui a inspiré cette Idylle constamment bruissante de sons inattendus. L’écriture musicale s’apparente à un impressionnisme fortement coloré. Les postures immobiles des êtres et des choses (l’épais bocage, l’Amour, le carquois, le sourire) sont rendues pas l’étirement du premier thème, les lents tempi dont les rythmes emmêlés annulent la notion de temps et les nombreuses séquences suspendues dans une attente interrogative. Le bruissement incessant de la vive nature apparaît dans les bariolages sur de vastes intervalles, dans les multiples suites de 6 doubles croches, dans la profusion et la générosité des idées sonores. Les éclats soudains de la flûte ou de la clarinette, le motif de 3ce mineure descendante et 7e mineure ascendante (redit plusieurs dizaines de fois et paraphrasé dans d’autres motifs), évoquent ces éclosions soudaines de couleurs, ces volettements d’insectes, cette agitation des choses cachées ou visibles, la vie qui habite le tableau. Ut pictura poesis, Ut poesis musica, Ut pictura musica, la chaîne syllogistique s’impose : la musique est peinture.
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Idylle

1925 Rêve
- (violon et piano)
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Rêve

Quatre vers de Charles Baudelaire servent de programme à Rêve, pièce très recueillie, comme religieuse, composée à la mémoire d’André Caplet, l’année de sa mort, en 1925 :

Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

(Extrait de « La cloche fêlée », LXXVII, Spleen et idéal)

On se souvient de l’amitié qui lia les deux hommes dans l’attente quotidienne et fataliste de la mort, au sein de la Ve Division du général Mangin. La paix ne les sépara que géographiquement, Caplet ne cessant de prodiguer à Durosoir ses encouragements à composer toujours davantage. L’hommage s’affirme d’emblée dans l’emprunt à « La cloche fêlée », poésie que Caplet avait lui-même mise en musique en 1922, couplée à un autre poème de Baudelaire, « La mort des pauvres ». Le tempo “Très lent”, la distension des mesures à 9/4, les décalages rythmiques des parties sur valeurs lentes, la dilution des idées mélodiques dans un temps étiré comme indéfiniment confèrent à cette pièce une musicalité à la fois calme et inquiète, une ambiance onirique et poétique. Dernier message d’amitié, Rêve est aussi apaisement, surgissement des souvenirs, acceptation de l’inévitable.
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Rêve

1925-1926 Aube Sonate d’été
- (piano)
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Sonate d’été - Aube mt1

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Sonate d’été - Aube mt 2

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Sonate d’été - Aube mt 3

Aube, sonate d’été, 1926. En exergue « Aube », d’Arthur Rimbaud (Les Illuminations).
J’ai embrassé l’aube d’été

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était
morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du
bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes ;
et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans
bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais
et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall qui s’échevela à travers les sapins :
à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée en agitant
les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq.
A la grand’-ville, elle fuyait parmi les clochers et les
dômes ; et, courant comme un mendiant sur les quais
de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je
l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti
un peu son immense corps. L’aube et l’enfant
tombèrent au bas du bois.

Au réveil, il était midi.


Arthur Rimbaud (Les Illuminations)
1926, c’est pour le compositeur l’époque de la création fervente et acharnée dans la paix retrouvée. La sonate est un hommage poétique à Rimbaud et au piano ; le magnifique texte du poème sert d’exergue, de fil conducteur et de support d’imagination à la sonate. Celle-ci, d’une redoutable difficulté, déroule en trois mouvements sa propre vision des fantasmes rimbaldiens et fouille, dans tous les registres du piano, à la recherche de sonorités inouïes, d’images sonores étonnantes, de lumières éclatantes. Les trois mouvements (Préambule – Allégresse, Fantasque, Introduction et Final) se veulent le programme musical des visions poétiques ; ils en représentent les trois temps et sont, comme eux, peuplés de surprises : émerveillement de l’aube, promenade dans la nature s’éveillant, éclatement de midi au soleil. Ils obéissent à une esthétique commune, issue d’une écriture pianistique assez atypique : lignes constamment brisées, vastes intervalles, traits rapides aux mains parallèles, écriture thématique émiettée ou cachée, thèmes et motifs obsessionnels, harmonies changeantes, surprenantes et instables. Autant de caractères qui construisent des atmosphères inouïes, des tableaux sonores tantôt mouvants tantôt statiques, une véritable peinture musicale. L’œuvre évoque une totale liberté de conception, sans rattachement possible à aucun modèle qu’il soit formel, stylistique ou instrumental. Le poème de Rimbaud semble avoir été le seul maître de l’imagination du compositeur.
1926-1927 Trio en Si mineur
- (violon, violoncelle et piano)
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Trio Mvt I

Le Trio en Si mineur, composé de trois mouvements, est la première œuvre de ce que l’on pourrait appeler la « deuxième manière » du compositeur, celle qui se confirmera dans les grandes œuvres plus tardives, notamment Le Balcon et le Quatuor en Si mineur (1933-34). On peut tenter de cerner les caractéristiques de cette nouvelle conception de l’écriture : disparition quasi-totale du contrepoint, effritement de la ligne mélodique, affrontement des sections, élargissement des registres et quête de l’extrême aigu, sollicitation de la très haute technique instrumentale, couplements de timbres instrumentaux à la recherche d’une nouvelle pensée du son, structure brisée, écriture déconstruite.
La composition de l’œuvre s’étend sur une année complète (janvier 1926 à janvier 1927) et s’inscrit dans plusieurs lieux. À Hendaye, Lucien Durosoir revient vers la côte Atlantique sud qu’il aime particulièrement et dont le climat l’incite à choisir la région pour son installation définitive. Il y compose le premier mouvement qu’il termine le 18 avril 1926. De conception rhapsodique, celui-ci s’ouvre sur un tableau sombre appuyé sur les discours indépendants des trois instruments : balancement lancinant au piano, appels véhéments au violoncelle, réplique implacable au violon. Puis c’est l’entrée d’un thème “nerveux et fier”, d’une rudesse presque martiale. L’alternance de ces idées engendre cinq sections très opposées (A1, B1, A2, B2, A3), elles-mêmes divisées en très brefs épisodes (30 au total) d’une moyenne de six à dix mesures, plusieurs fois réitérés sous un habillage nouveau (mélodique, harmonique, de disposition). Tandis que la conversation véhémente engendrée par le caractère ombrageux du thème “nerveux et fier” tourne parfois à l’affrontement, la première idée, au contraire, revient pour imposer finalement sa gravité profonde.
Le second mouvement, composé à Vincennes (où le compositeur réside principalement dans ces années) puis à Bourbonne les Bains, est terminé dans cette ville le 12 juillet. Le premier manuscrit ne porte pas encore les trois vers de Jean Moréas qu’il prendra pour exergue dans sa copie définitive et qui évoquent une atmosphère crépusculaire.

À cette heure où le soir tombe du ciel, et plane
Et frémit doucement dans l’ombre du platane
De roses enroulé.


Ses 151 mesures sont dominées par une sorte de cantilène triste qui s’élève au violon et parcourt toute la tessiture de l’instrument, parfois rejointe ou relayée par le violoncelle, alors sollicité dans le registre suraigu. Le piano égrène des mélodies incertaines, dont le continu s’émiette en rythmes hésitants et entrecoupés. À deux reprises, cette morne tristesse est perturbée par un épisode tourmenté, désordonné et violent ; mais toujours la mélopée du violon ramène le crépuscule et sa nostalgie.
Le troisième mouvement est achevé, le 4 janvier 1927, dans la maison des Landes, toute nouvellement acquise par le compositeur. Il s’engage dans un tempo “vif et passionné”, bientôt relayé par un beau thème “très rêveur”, joué à l’octave par le violon et le violoncelle. Ces deux éléments principaux, tout en structurant le mouvement, laissent parfois place à des sections qui renouvellent le matériau musical, influent sur le tempo et l’atmosphère momentanée. Pour conclure, ce final énonce une dernière fois le thème “nerveux et fier” du premier mouvement, seule évocation d’une possible pensée cyclique.
Ce trio, redoutablement difficile, met à l’épreuve les instrumentistes en exigeant d’eux des prouesses souvent atypiques visant à l’élargissement de l’espace sonore. Les vastes arpèges se brisent en petits groupes de notes qui voltigent d’un registre à l’autre, le violoncelle est sommé de rejoindre le violon dans son registre suraigu, les deux instruments à archet s’ingénient à fondre aussi bien qu’à opposer leurs tessitures, l’ensemble se disloque pour se reconstruire immédiatement, dans une perpétuelle et inquiétante mouvance. Cette oeuvre ne livre pas non plus spontanément sa structure complexe et son sens intime. Dans ce discours où tout semble constamment remis en question, il appartient aux interprètes de souligner ou de gommer les articulations, de percevoir et transmettre les équilibres des thèmes et des timbres, pour finalement révéler le souffle unitaire de cette œuvre longue et, d’énigmatique, la rendre intelligible.
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Trio

1927 Oisillon bleu
- (violon et piano)
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Oisillon bleu

Oisillon bleu, couleur du temps
Tes chants, tes chants
Dorlotent doucement les cœurs
Meurtris par les destins moqueurs

(Extrait de « La Carmencita » Les Syrtes)

Ces quatre vers sont de Jean Moréas qui figure parmi les poètes chers au compositeur. De ce délicat programme poétique, Lucien Durosoir semble n’avoir voulu retenir que les moqueries du destin et l’insoutenable légèreté de l’oiseau ; les mélodies confiées au violon et au piano n’ont que la fantaisie pour logique et échappent à toute prévision raisonnable. Loin de toute intention descriptive, les trilles à la main droite du piano, de registre aigu et suraigu, agitent cependant la pièce d’une constante fébrilité. Indifférentes à ces frémissements ténus, les phrases du violon emplissent l’espace d’une autre musique, faite de plénitude sonore et d’ampleur mélodique. De ces éléments résulte une atmosphère d’une incontestable poésie sylvestre (1927).
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Oisillon bleu

1927-1930 Funérailles
- (orchestre symphonique)
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Funérailles

Pendant trois ans (1927-1930) Lucien Durosoir a travaillé à cette vaste oeuvre, se souvenant encore de ce 16 septembre 1918 où le 74ème R.I. s’était vu attribuer la fourragère. C’est alors qu’il avait écrit à sa mère des lignes marquées par le sentiment de solidarité et de respect qui dominait largement sur la fierté. Il évoquait avec émotion « la souffrance et le sang de 25000 camarades qui, depuis 4 ans, sont passés au 74ème. Les larmes des mères, des épouses, des enfants, des sœurs et des fiancées ont coulé pour qu’un certain nombre d’individus se couvrent avec cette distinction ». De 1927 à 1930, trois années de travail solitaire et assidu ne sont pas trop pour rendre aux héros morts, amis ou inconnus, l’hommage puissant et tourmenté que constitue cette œuvre, nommée Suite pour grand orchestre. Appuyée sur quatre poésies de Jean Moréas, un de ses poètes de prédilection, la suite Funérailles se structure en quatre mouvements qu’on ne peut désigner que par leur numéro car il n’est pas dans la manière de Durosoir de s’attacher à un tempo privilégié : chaque mouvement vit une tumultueuse histoire rythmique intégrant des tempi très changeants. Le grand orchestre est constitué de bois doublés (sauf piccolo, cor anglais, clarinette basse et contrebasson), de trompettes et trombones doublés, de 4 cors et 1 trombone basse, plus timbale, cymbale et triangle. Aux cordes s’ajoutent deux harpes au deuxième mouvement. Le rôle des quatre fragments poétiques est difficile à établir. Il faut se garder de les considérer comme un programme. Ont-ils servi de « coup d’envoi » ? On notera l’écart de sensibilité qui sépare la musique de ces textes. Durosoir cultive la complexité comme d’autres s’attachent à la simplicité. À la densité de l’orchestre dont presque tous les pupitres sont doublés, répond la complexité de l’écriture. Très loin de la transparence notable en France dans les décennies qui suivent Debussy, son esthétique se réfère plutôt à Richard Strauss ou même Wagner par son épaisse pâte sonore. Quel que soit le mouvement, le matériau thématique est à la fois prégnant et évanescent : prégnant par la beauté des mélodies, évanescent par l’enfouissement sous d’abondants contrechants et rythmes contraires, disséminés à tous les registres, créant un brouillard parfois touffu. La couleur orchestrale s’enrichit souvent de trilles aigus ou suraigus, prolongés sur plusieurs mesures. L’irruption des bois et des cuivres est toujours d’un très heureux effet, que ce soit dans la récupération des thèmes ou dans l’énoncé de motifs secondaires séduisants. Le très étonnant 4ème mouvement s’impose d’emblée par une rythmique « jazzy », moins étrange dans ce contexte qu’il n’y peut paraître, Durosoir ayant sans doute pu entendre, à partir de 1917 (et comme Ravel) des musiques américaines. Ce motif initial structure tout le mouvement qu’il anime d’une force quasi jubilatoire. En somme, l’hommage de Lucien Durosoir aux soldats disparu se matérialise non dans une expression de deuil, mais dans la recherche de ce qu’il est capable de leur offrir de plus achevé, de plus total, de plus essentiel : son art porté au climax de la difficulté conceptuelle.
1930 Sonnet à un enfant
- (mélodie voix et piano)
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Sonnet

Lucien Durosoir n’a laissé que trois oeuvres vocales : Le Balcon, Sonnet à un enfant, et À ma mère, mélodie inachevée. La poésie de Raymond de la Tailhède sur laquelle s’appuie cette œuvre révèle l’éclectisme des goûts du compositeur : Baudelaire, les Parnassiens, les Symbolistes, il dévore la poésie de son temps à la recherche de textes inspirateurs, sans tenir compte, semble-t-il, des engagements philosophiques des uns et des autres. Dans le temps où les textes de La Tailhède (proche de Maurras, puis de Barrès) retiennent son attention, il renoue sa vieille amitié avec l’anarchiste Paul Ghio dont il acquiert les derniers ouvrages que l’auteur lui dédicace… Lucien Durosoir puisa ce texte dans l’édition complète qu’il possédait (Les poésies de Raymond de la Tailhède, Paris, 1926, p. 103). Ce sonnet, qui appartient au groupe intitulé « Premières poésies », était simplement intitulé À un enfant. Dans sa version musicale, il est devenu Sonnet à un enfant. Cette mélodie se place, dans le catalogue, juste après la composition de Funérailles, la grande œuvre pour orchestre qui a occupé le compositeur pendant trois années entières : sans doute le besoin d’un retour à l’œuvre intime après la grande forme et la majesté orchestrale. Comme Funérailles (composé à la mémoire des soldats de la Grande Guerre à partir d’un poème de Jean Moréas), Sonnet à un enfant est habité par des pensées sombres, prémonitoires des souffrances de la vie.

Toi qui rêves toujours, ne parlant pas encore,
Petit enfant royal, par le bleu de tes yeux,
Vois-tu la flamme orientale de l’aurore
Qui se lève sur ton sommeil silencieux ?

Vois-tu toute la mer périlleuse et joyeuse ?
De lourdes visions émergent de brouillards
À travers les lueurs d’une lune frileuse
Et de grands cavaliers portent des étendards.

Si dans la nuit, ou dans le jour, lorsque tu rêves,
Tu vois le ciel doré, si tu vois cette mer,
Aux heures des douleurs tes douleurs seront brèves

Quand la vie aura fait ton esprit plus amer,
Tu te rappelleras ces fantômes magiques,
Pour t’endormir au souvenir de leurs musiques.


Malgré l’évocation gracieuse de l’enfant, ce poème est lourd des symboles douloureux dans lesquels Lucien Durosoir retrouve peut-être son expérience humaine. N’a-t-il pas perdu son père dans un accident à l’âge de dix ans ? Cette image de l’innocence enfantine, si peu porteuse d’espoir de bonheur, n’évoque-t-elle pas pour lui tous ces enfants que la guerre a rendus orphelins ? Lumière tendre et ombres menaçantes, mer “périlleuse et joyeuse”, “fantômes magiques” resurgis du passé ne sont-ils pas les contrastes de la vie, quand l’homme adulte en fait le bilan ? Pourtant, le souvenir heureux, tapi dans la mémoire malgré les années, constructeur de force morale et restaurateur d’espoir, fait de cette poésie un maillon de l’immense chaîne des poètes, de Dante à Musset et encore pour les siècles : Dante, pourquoi dis-tu qu’il n’est pire misère / Qu’un souvenir heureux dans les jours de douleur ? La tonalité de Si bémol mineur favorise, avec ses 5 bémols, l’ombre et l’inquiétude. La section centrale, très altérée, privilégie le majeur avant le retour à Sib m. Le piano, tantôt s’enfonce dans le trouble, tantôt jaillit vers la lumière ; la voix dit l’innocence et la naïveté, parfois même une joie fugitive. Finalement, c’est le message d’espoir qui triomphe dans la mélodie vocale planante et rêveuse des dernières mesures, sous-tendue par le mouvement ascensionnel du piano, comme un regard vers le soleil levant.
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Sonnet à un enfant

1931 Trilogie
- Improvisation, Maïade, Divertissement
- (violoncelle et piano)
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Improvisation

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Maïade

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Divertissement

Le 21 avril 1931, Maurice Maréchal, reçoit le « Divertissement » qui lui est dédié. Aussitôt, il écrit à Lucien Durosoir : « Bien reçu les deux parties. J’ai déchiffré immédiatement la mienne au cello et j’ai pensé violoncellistiquement que vous ne manquez pas d’ironie d’appeler cela Divertissement et musicalement que c’en est un, charmant…pour l’auditeur ! Mais Bon Dieu que c’est difficile ! Même agrémenté de vos recommandations “très librement, avec charme, et ricochet si possible” ! Enfin, on vous travaillera cela cet été, et on va bien s’amuser et se “divertir” surtout si vous venez manger quelques escargots de Bourgogne à la Maréchale !… » Voilà bien le ton enjoué et franc qu’adopte un vieil ami. Vieil ami n’est d’ailleurs pas exactement la nature de la relation entre Maréchal et Durosoir, de 14 ans son aîné ; ils se sont rencontrés en 1916, dans la région de Génicourt (Meuse) dont la Ve division occupait le secteur. À cette époque, le quatuor fondé par Durosoir à la demande de son colonel, grand amateur de musique, cherchait un violoncelliste. Appartenant à deux régiments d’infanterie voisins (le 74e et le 129e), les musiciens bénéficièrent de l’appui de la hiérarchie pour préparer les concerts demandés par les officiers. La note de service autorisant les musiciens à se regrouper dit expressément : « Les militaires dont les noms suivent : Caplet sergent, Durosoir soldat sont désignés pour participer aux séances musicales qui auront lieu à Ambly au cours des commandants de compagnie. Toutes facilités devront leur être données pour les déplacements nécessités par leurs répétitions ». Celles-ci avaient lieu à Génicourt, où étaient basés Maréchal et Magne le pianiste. Depuis son retour de la guerre, Maréchal poursuit une brillante carrière de soliste : tournées en France et hors de France, aux USA (1927 et 1930), en Russie (1932)…Et c’est cet artiste qui s’est fait acclamer partout, qui vient de créer à Boston sous la direction de Koussevitsky le Concerto de Honegger, qui se plaint de la difficulté de « Divertissement » ! Mais après tout, Casals n’aurait-il pas affirmé que le violoncelle est si difficile que, chaque fois qu’il entendait quelqu’un en jouer, il y voyait un miracle… ? Très difficiles, en effet, ces trois pièces (qui peuvent éventuellement être dissociées) et le défi technique n’épargne pas le pianiste. Lui-même virtuose du violon, Durosoir semblait se jouer de toutes les prouesses techniques et il attend de ses interprètes qu’ils en fassent autant…« Improvisation » tisse un très fin dialogue entre les instruments et propose de jolies atmosphères sonores, avec ses mélodies en harmoniques, ses pizzicati en rythmes impairs sur les octaves brisées du piano ; l’ensemble évoque la plus totale liberté rythmique, quoique sérieusement encadrée par une écriture très maîtrisée. « Maïade » désigne, en gascon (Durosoir s’est, depuis peu, retiré dans les Landes) la fête du mois de mai, survivance des fêtes révolutionnaires, au cours de laquelle les jeunes des villages vont saluer leurs élus et plantent un arbre symbolique devant la maison du maire. C’est une pièce enjouée, alternant la joie et la tendresse, où l’on perçoit, dans la mélodie centrale au violoncelle, comme un souvenir de la Sonate de Franck que Durosoir avait tant jouée et qu’il aimait particulièrement. « Divertissement » accumule les difficultés : deux thèmes principaux le structurent par leurs retours fréquents et encadrent une section centrale. Le thème A, constitué de vastes parcours de tout l’ambitus, d’effets dans l’extrême aigu, de sauts intervallaires vertigineux, revêt un caractère fébrile et ombrageux. Le thème B, fait de successions de quintes, (plein son ou harmoniques) puis de sixtes, en doubles cordes, apporte par trois fois un épisode d’une immense poésie. Deux mots, enfin, des « escargots à la Maréchale » : dans sa propriété du Clos, chemin des Marcs d’Or, à Dijon, Maréchal élevait des escargots en grand nombre et les cuisinait merveilleusement. Arthur Honegger en visite au Clos, en fut très impressionné : de retour à Paris, il raconte avec une grande malice que Maréchal est un riche propriétaire qui possède, dans sa propriété du Clos en Bourgogne, un « élevage de centaines de bêtes à cornes » ! Cette anecdote a été racontée par Jacques Maréchal, fils de Maurice, à Luc Durosoir, fils de Lucien….
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Divertissement

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maiade

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Improvisation

1931 Suite pour flûte et petit orchestre
- (flûte et orchestre symphonique)
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Suite pour flûte

Écrite directement après Funérailles, c’est la 4ème et dernière œuvre de Durosoir pour l’orchestre. Elle constitue la somme de toutes ses trouvailles personnelles dans ce domaine. Elle se compose de quatre mouvements de tonalités différentes. Le « petit orchestre » est de type Mozart, avec une percussion riche de timbales, cymbales, tambour de basque et triangle. Hormis l’instrument soliste, le groupe des bois ne comporte pas de flûte. Celle-ci assume le rôle de soliste tant par l’extrême virtuosité qu’il requiert que par le registre aigu qui lui confère éclat, brillance et séduction. Une vigoureuse allégresse, inhabituelle chez le compositeur, domine toute l’œuvre en dépit de ses séquences contrastées. L’orchestration de Durosoir joue sur la création d’atmosphères fortement typées ; du mystère (Prologue « Souple et rêveur ») aux épisodes martiaux (Divertissement), la couleur orchestrale est, majoritairement, confiée aux bois et aux cuivres qui jouent un rôle essentiel par leurs interventions fines, impressionnistes. Le rôle des cordes est discret, jusque dans les séquences rêveuses et hautement poétiques au cours desquelles elles semblent inviter la flûte à s’exposer en toute lumière (Divertissement, Chant élégiaque). Ce dernier instaure une opposition harmonieuse et pacifique entre l’orchestre des vents - objet d’astucieux regroupements du plus gracieux effet sonore - et celui des cordes soutenant la flûte. L’éclat, le dynamisme et l’optimiste qui singularisent le quatrième mouvement (Epilogue) rendent d’autant plus surprenante son extrême brièveté. Une œuvre très réussie, tant par sa haute tenue orchestrale que par la vie intense qui l’anime, exempte qu’elle est de ces atmosphères sombres – voire désespérées – si fréquentes chez Lucien Durosoir. Sans doute l’œuvre la plus optimiste de son catalogue…
1932 Prélude, interlude et fantaisie
- (deux pianos)
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Rédaction en cours.
1933-1934 Quatuor en Si mineur
- (quatuor à cordes)
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Quatuor en si mineur - mt I

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Quatuor en si mineur - mt II

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Quatuor en si mineur - mt III

Écrit en 1933-1934, le Quatuor en Si mineur est une de ses œuvres les plus accomplies. Dans une forme qui n’a rien de classique, le caractère dominant de l’œuvre est la fougue, la passion, parfois jusqu’à l’outrance. L’art de chaque instrumentiste est sollicité dans ses registres les plus subtils, poussé dans les derniers retranchements de la difficulté technique.
Le premier mouvement, « Ferme et passionné », s’appuie sur deux séquences très contrastées quant aux tempi, aux textures et aux affects. La première témoigne, dès son début, d’une recherche de sonorités particulières : succession de quintes au violon 2 et à l’alto, appoggiatures en pizzicato avec résonance du son principal, frémissement de trémolos pianissimo. Le thème enfin énoncé au violoncelle puis à l’alto (mesure 24) est une des mélodies types du compositeur avec son triolet initial et son allure diatonique. Cette section A prend fin à la mesure 133 où apparaît le tempo “Rapide et fiévreux. Halluciné” (B) qui reviendra 6 fois (mesure 133 à 279), dix huit mesures à 152 à la croche, alternant 3/8 et 2/8, superposant triolets de doubles croches et triolets de croches, réunissant accords violents et pizzicati en contretemps, ce tempo exprime une véritable rage, constamment contrebalancée par de brèves séquences plus modérées, à l’issue desquelles la fureur repart de plus belle. Le retour de A, contesté vers la fin par une irruption du thème B, permet une conclusion apaisée et large.
Le deuxième mouvement se signale par une construction complexe : l’arche, à l’échelle du mouvement comme à celle de ses parties. Chaque séquence “Assez lent, rêveur” et “Beaucoup plus vif”, abrite en son centre 14 mesures de l’éthos opposé (“Animé” dans le lent et “Un peu plus lent” dans le vif). Le matériau des deux séquences principales est très contrasté : l’ambiance onirique du premier temps est réalisée par la sourdine à toutes les cordes, les contretemps des autres instruments, créateurs d’incertitude rythmique, accompagnant les cantilènes rêveuses du premier violon . L’éthos dominant du “Beaucoup plus vif” est une forme de violence (48-108). À 144 à la noire, les triolets volontaires, contrés par des accords en contretemps irréguliers et des croches par deux ; les mélodies chromatiques, les harmonies complexes et fortement altérées, les successions de quintes à tous les instruments, tout ressemble à une course effrénée d’éléments sonores, course brusquement stoppée, comme au bord du vide, par un long point d’arrêt. Les 14 mesures “Un peu plus lent” précèdent la redite intégrale de la section. La réexposition de A débouche sur une longue et lyrique section conclusive, fidèle à l’atmosphère initiale. Aucune recherche contrapuntique ici (et cela vaut d’être signalé parce que rare chez Durosoir) ; plutôt un travail sur les timbres instrumentaux, la création d’atmosphères opposées, la réunion d’éthos et de matériaux sonores contradictoires, à la recherche d’une esthétique capable de refléter les propres contradictions internes du compositeur.
Le final renoue avec la fougue ombrageuse du premier mouvement et conjugue un plan fortement structuré avec une écriture très fouillée et dense. L’espace sonore y est démultiplié tant par les doubles cordes imposées aux deux violons que par l’extension de tous les registres vers l’extrême aigu. Les effets (sull ponticello, ricochet, sourdine) permettent des sonorités variées ou même rares. Le travail de récriture des thèmes, le rappel de motifs des mouvements antérieurs décontextualisés, la recherche de textures complexes et de ruptures d’éthos contribuent à la richesse de ce mouvement. Sa forme s’apparente à un rondo dont le refrain serait omnipotent par rapport aux couplets. Ce refrain (dont l’exposé, ouvragé de divers jeux contrapuntiques occupe 20 mesures) est une mélodie diatonique, autoritaire, à l’incise caractéristique (2nde mineure et 4te descendantes, sur la figure ♫ ٩), accompagnée d’éléments d’écriture déjà rencontrés antérieurement : triolets de quintes, pizzicati en contretemps, qui vont participer au réseau complexe de jeux thématiques, motiviques et rythmiques. Ce refrain revient six fois, dont trois enchaîné à un bref épisode d’esthétique opposée : un trémolo sull ponticello des deux violons accompagnant deux motifs superposés aux cordes graves (1ère, 3ème et 5ème occurrences). Sa deuxième occurrence est suivie d’un épisode dans lequel alto et cello exposent le matériau sonore principal : le nouveau thème à l’alto (lui aussi diatonique et fortement rythmé) et un ostinato rythmique, note répétée en ricochet au violoncelle alternant avec un ostinato mélodique issu d’un motif du premier mouvement. Sa quatrième apparition s’enchaîne avec une séquence de trente mesures “Plus rapide, passionné et agité” qui, lui aussi, ramène au violoncelle des échos du premier mouvement. Dans ce travail si minutieux et savant, dans cette architecture complexe et forte, dans ce rappel de thèmes venus d’ailleurs, tout est inquiétude, remise en cause du déjà fait, désarroi, même. C’est sans doute pour cela que la dernière occurrence du refrain débouche, de manière totalement inattendue, après l’emportement parfois violent de ces 204 mesures, sur un “Beaucoup plus lent” de 24 mesures qui conclut le quatuor. Séquence totalement désespérée inaugurant une mélodie de cinq notes, naïve comme une prière, séquence peuplée de réminiscences du premier mouvement transfigurées par ce tempo, comme les images du passé peuvent l’être par la nostalgie du souvenir. Aucune rémission, aucun espoir n’est sans doute possible, en ces années 33 et 34, où l’Europe résonne déjà des bruits de bottes qui l’écraseront peu après.
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Quatuor n°3 mt III

1934 Vitrail
- (alto et piano)
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Le manuscrit est signé et daté du 19 septembre, dans cette demeure d’un village des Landes où le compositeur a élu définitivement domicile. Dans ce retrait monacal, il travaille à la composition avec acharnement, aussi l’année 1934 verra-t-elle l’achèvement de trois œuvres. Que représente cette année dans sa vie ? Sans doute une forme de bonheur due à ce choix délibéré de vie et à l’avancement important de son œuvre, dont Vitrail, le vingt-cinquième opus, pourrait être le témoignage. Mais, en même temps le troisième quatuor, terminé quelques mois auparavant, dit tout autre chose avec sa violence, ses séquences rageuses et sa conclusion désespérée. La crise économique s’est abattue sur l’Europe, n’épargnant personne, réduisant à la pauvreté de nombreuses familles qui vivaient jusqu’alors dans l’aisance. L’année 33 avait été celle du retrait de l’Allemagne de la Société des Nations, de la montée en puissance fulgurante d’Adolf Hitler, du brutal durcissement du régime, des premiers camps de concentration, de la nuit du 10 mai et son tristement illustre autodafé de vingt mille livres sur la place de l’opéra de Berlin. L’année 34, c’est le 30 juin et la Nuit des Longs Couteaux, le plébiscite du 19 août qui confère au Führer pouvoir absolu, la traduction française de Mein Kampf. C’est dans ce contexte qu’est écrit Vitrail.
Cette pièce est trop brève (un mouvement de 90 mesures) pour que l’on cherche à y déchiffrer un quelconque message. On se contentera d’en observer le déroulement et d’en analyser l’esthétique. “Avec beaucoup de douceur et de simplicité” est la première notation expressive dont l’effet perdure pendant 18 mesures écrites à 6/4. La mention “léger” apparaît (19-47) et les instruments se font plus volubiles. L’épisode “Plus vif. Avec légèreté” (m. 48) s’appuie sur la mesure à 2/4 et son rapide tempo (noire = 132) pour 28 mesures, avant le retour de la première section réduite à 17 mesures, ce qui a pour effet de diviser la pièce en quatre séquences sans véritables contrastes d’éthos. La tonalité de Si bémol mineur maintient comme un clair-obscur sur toute la pièce.
Le piano s’engage délicatement sur des arpèges de main droite, dans le registre aigu, soutenus par de sobres octaves à la main gauche ; l’entrée de l’alto (m. 5) se fait sur une phrase presque naïve, mélopée conjointe exposée en séquences de quelques mesures, qui plane sereinement au-dessus des desseins plus volubiles du piano. La mention “léger” qui marque la deuxième section permet à l’alto de disputer au piano sa prééminence, notamment au cours des mesures qui superposent ses triolets de croches (nous sommes à 6/4) et les groupes de doubles croches du piano. Cette partie, rythmiquement complexe, prépare l’arrivée du “Plus vif. Avec légèreté” dominée par le ton désinvolte de l’alto qui s’amuse de phrases courtes, bariolées et virevoltantes. La phrase initiale revient enfin, stylisée par les harmoniques de l’alto accompagnées par les élégants trilles et arpèges du piano. Ces quatre séquences, sans véritable contraste d’éthos, sont soudées par la tonalité de Si bémol mineur qui maintient comme un clair-obscur sur toute la pièce. Vitrail se partage entre un sentiment de douceur et de calme et une autre atmosphère pour laquelle le terme de “joyeuseté” paraît le plus approprié ; ce terme était attaché, dans la chanson médiévale, à l’idée d’une joie mesurée, plus porteuse de profonde plénitude que de joyeuse exubérance. Le piano et l’alto communient dans la spiritualité de cette pièce brève. L’auditeur entend la voix profonde de l’alto lui dire sa prière apparemment simple et naïve. Les interprètes, quant à eux, rencontrent une oeuvre complexe, dense, jamais virtuose mais pleine de subtiles embûches qui les entraînent au cœur d’une écriture étonnamment personnelle et moderne.
MP3 - 4.8 Mo
Vitrail

1934 Berceuse
- (flûte et piano)
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berceuse flûte et piano

Lucien Durosoir a composé trois œuvres pour la flûte, instrument qu’il associe par ailleurs à des œuvres de musique de chambre dans lesquelles son rôle peut être prédominant (Idylle, Jouvence). La Berceuse, dernière composition de cette année 1934, sera suivie, quelques mois plus tard, par le Vent des Landes, pour les mêmes instruments.
Cette pièce profondément nostalgique, a été écrite lors dans les jours qui ont précédé la mort de sa mère ; le compositeur la qualifiera, plus tard, de « Berceuse funèbre » : lorsqu’il notera, en 1950, qu’il en a réutilisé la mélodie pour son Chant élégiaque composé à la mémoire de Ginette Neveu. À ses yeux, la récriture était d’ailleurs « de beaucoup supérieure » à la première épreuve. Déjà funèbre, donc, cette berceuse où la flûte, même si elle s’évade parfois vers un registre très aigu accompagné de rythmes vifs et changeants, ne se départit jamais vraiment de sa tristesse rêveuse ; la poésie du clavier s’exprime tantôt par de longs trilles, tantôt par de calmes et vastes arpèges ou encore par des épisodes plus flous, superpositions de rythmes pairs et impairs qui favorisent l’errance de la pensée.
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Berceuse flûte

1935 Au Vent des Landes
- flûte et piano)
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Au vent des Landes

Pour qui connaît la côte sauvage du sud-ouest de la France, cette pièce pour flûte et piano se révèlera une peinture musicale. Tous les tons, du murmure à la stridence, que peut prendre le vent quand rien n’arrête sa course folle, sont présents dans ces quelque deux cents mesures d’un rapide 3/8. Les images que suggère la musique sont tour à tour délicates et violentes ; des touches très légères et comme voletantes (incises de deux notes répétées, brefs triolets ascendants, descendants, bigarrés à la flûte et à la main droite du piano) expriment parfaitement la valse hésitante du vent sur les étendues désertes, ses élans subits, ses renoncements abrupts, ses repos soudains et brefs. L’écriture du piano, presque entièrement en mouvements parallèles, impose son animation fiévreuse et sa course implacable. D’abord contenu, le dialogue des deux instruments s’agite progressivement jusqu’à devenir bientôt un corps à corps : lutte du vent contre la rare végétation, inlassable redressement des chardons courbés sous la tempête, acharnement de la nature contre elle-même, combat sans merci du mouvant et du stable, de la terre et de l’air, dans l’indicible poésie d’une nature libre où le regard n’a d’autre limite que l’horizon.
MP3 - 3 Mo
Vent des Landes

1937 Fantaisie
- cor, harpe et piano)
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Fantaisie

Rédaction en cours.
1945 Deux préludes
- (clavier)
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Rédaction en cours.
1945 Prélude pour orgue en Fa dièse mineur
- (orgue)
(voir la partition)
Rédaction en cours.
1946 Incantation Bouddhique
- (cor anglais et piano)
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Incantation bouddhique

Après huit années sans produire une seule œuvre, Durosoir revient à la composition à la fin de la seconde guerre mondiale, en 1945. Longtemps il a délaissé les rames de papier à musique que son ami, le violoniste Pierre Mayer, lui a envoyées de Boston. C’est alors que la mort de Georges Rolland, l’un de ses premiers compagnons de la guerre, le ramène à sa table d’écriture ; il composera à sa mémoire ses trois préludes pour orgue.
Deux guerres mondiales ont eu raison de sa foi en l’homme et en un quelconque dieu mais n’ont pas ébranlé sa conviction que l’essentiel humain réside dans le monde spirituel et la force de l’esprit. Sa bibliothèque témoigne de sa curiosité pour des courants de pensée très divers parmi lesquels la philosophie orientale occupe une grande place : Zam Bhotiva, Asia mysteriosa, bible des Rose Croix (dont la philosophie prônait un détachement total de la matière vers un état spirituel intégral dit « état bouddhique », le respect des humains et la nécessité de développer l’amour en réponse à toutes les formes de violence) ; À l’ombre des monastères thibétains, de J. Marquès Rivière 1930 et La doctrine secrète de Hélène Blavatsky (traduction de 1928) reliés au courant de la Société de Théosophie (rappelons-en le credo qui pourrait bien résumer la recherche personnelle de Lucien Durosoir à cette époque : « Former un noyau de la Fraternité Universelle de l’Humanité ; encourager l’étude comparée des religions, des philosophies et des sciences ; étudier les lois inexpliquées de la nature et les pouvoirs latents dans l’homme ») . Plus inattendu, Après la mort, de Léon Denis, ouvrage sur le spiritisme. En outre, le compositeur semble avoir entretenu des liens d’amitié avec l’anarchiste Paul Ghio dont il possède tous les ouvrages, revêtus de la dédicace chaleureuse de l’auteur (rencontré avant la guerre, mais retrouvé plus tard, comme en témoignent les dédicaces de 1929 et 1930). Doit-on voir, dans ce retour vers des textes lus il y a longtemps, une recherche ultime du sens de la vie, une démarche spirituelle quelque peu désespérée ?
Incantation bouddhique est la seule œuvre de Lucien Durosoir qui évoque la spiritualité orientale. Il est peu probable que le compositeur, alors isolé à la campagne, ait pu entendre des musiques capables de lui servir de modèle. Il s’agit donc d’une musique imaginairement reliée à la pratique bouddhique, dans laquelle se cherche une atmosphère de religiosité nimbée d’exotisme. Ses étranges tournures mélodiques, ses rythmes tout à la fois abrupts et tendres, le dialogue inquiet de l’instrument soliste avec le piano confèrent à cette œuvre d’une écriture hautement originale une grande et très poétique singularité.
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Incantation cor anglais piano

1949Nocturne
- (piano)
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Nocturne

C’est l’une des toutes dernières œuvres de Lucien Durosoir (si l’on excepte une étrange Improvisation sur la gamme d’ut qui semble avoir été écrite, par jeu, pour conjuguer dans une musique agréable les balbutiements d’un pianiste débutant et les arabesques savantes d’un violon, peut-être un projet pour lui-même et son fils). L’écriture du Nocturne se singularise par l’abondance des intervalles altérés qui lui confèrent une atmosphère parfois atonale. L’unité de la pièce est rompue en son milieu par un épisode de larges accords qui résument les options harmoniques du compositeur : successions d’accords parfaits, intégration progressive de notes étrangères (sixte ou septième ajoutée, quinte altérée), superposition polytonale. Presque en rupture avec l’esprit traditionnel du nocturne, cette œuvre donne à entendre plus de tourment que de rêverie ; si nuit il y a, elle est agitée de sombres pressentiments. Cette année là, Lucien Durosoir est plusieurs fois malade et cesse de parler de musique dans son carnet. Il ne dit pas un mot de son Nocturne.
MP3 - 2 Mo
Nocturne

1949 Prière à Marie
- (violon et piano)
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Prière à Marie

Dédiée à ses enfants, elle s’ouvre sur un message qui livre en quelques mots ce qui fut le sens de la vie du maître : « Puisse les biens spirituels descendre en eux, que leur vie entière ils en conservent l’amour ». Encore une fois, celui qui fut un grand violoniste s’exprime dans une écriture totalement dépouillée, délivrée de toutes les vanités de la virtuosité et de la science d’écriture. Au piano comme au violon sont privilégiées les mélodies amples parcourant, en une cinquantaine de mesures à peine, le vaste espace sonore des registres instrumentaux. Lucien Durosoir aimait beaucoup sa Prière à Marie ; il semble qu’il l’ait considérée comme son testament spirituel ; voyant ses enfants parvenir à l’adolescence alors que lui-même est âgé et malade, il devine qu’il ne les verra pas aborder leur vie d’adultes : « C’est uniquement pour voir cela que, par ma Prière à Marie, je demande à Dieu de vivre un peu longuement ». La Prière à Marie, avec son parti pris de sobriété et de tendresse, offre un vrai message de spiritualité de celui qui a connu le pire à ceux qui sont encore innocents.
MP3 - 2.7 Mo
Prière à Marie

1949 Improvisation sur la gamme d’ut
- (instrument mélodique et piano)
(voir la partition)
Rédaction en cours.
1949 A ma mère
- (mélodie voix et piano)
Inachevé
1950 Chant élégiaque
- (violon et piano)
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PDF - 60.4 ko
Chant élégiaque

Le Chant élégiaque est dédié à la grande violoniste Ginette Neveu après sa disparition dans un accident d’avion, sur les Açores. Le compositeur note, dans son carnet du mois de février 1950 : « Ce mois de février s’est écoulé sans histoire, avec un temps généralement froid et monotone. J’ai pendant ce temps écrit un Chant élégiaque à la mémoire de Ginette Neveu. Je me suis servi de la ligne mélodique de ma Berceuse funèbre [allusion à la Berceuse pour flûte et piano, 1934] dont j’ai complètement refait tous les dessous et toutes les lignes accompagnantes ; sans aucun doute, pièce de beaucoup supérieure à l’autre ». Le Chant élégiaque est le seul cas de récriture d’une œuvre. En 1950, la santé du compositeur s’est brutalement altérée. L’urgence d’écrire à la mémoire d’une grande violoniste a peut-être motivé ce choix de la récriture. La tonalité rare de Sol bémol majeur campe une atmosphère recueillie mais sans tristesse. Les deux instruments établissent leur dialogue sur des motifs communs, échangés et variés, flattant l’oreille par les aigus du violon et de la main droite au piano, tandis que la main gauche s’évade parfois à la recherche de couleurs plus sombres. Ecrite par un violoniste à la mémoire d’une violoniste, cette pièce s’exprime dans les ressources les moins spectaculaires des instruments, dans l’esprit élégiaque propre à l’évocation de la mort. C’est la dernière œuvre du compositeur……
MP3 - 3.8 Mo
Chant élégiaque



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